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« [...] Rameau portoit dans la société le même enthousiasme qui lui faisoit enfanter tant de morceaux sublimes. Ainsi, quand on se rappelle que ce Musicien célèbre aimoit la gloire, qu’il faisoit tout pour elle, qu’il voyoit une foule d’envieux & d’ignorants acharnés à le décrier, on ne doit pas être étonné qu’on ait accusé Rameau d’être peu sociable. »
 
Ces quelques lignes sont extraites du fameux Éloge historique de Mr. Rameau prononcé devant l’Académie des Beaux-arts de Dijon moins d’un an après la disparition du compositeur, par son premier biographe et compatriote Hugues Maret (1726-1786). Elles traduisent en termes choisis un sentiment que bien de ses détracteurs ne s’étaient pas privés d’exprimer de façon moins amène. Pour Charles Collé (1709-1783) notamment, Rameau n’avait-il pas été « le mortel le plus impoli, le plus grossier et le plus insociable de son temps» [ii] ? Moins tranchant, Jean-Baptiste-André Gautier-Dagoty (ca 1738-1786) évoque lui, le « vuide [que Rameau] trouvoit dans la société, [et qui] la lui faisoit négliger »  .
 
Au-delà des critiques partisanes, qui bien souvent touchent à la caricature, il convient de reconnaître que Rameau, cet « artiste philosophe » [iv] engagé dans toutes les polémiques qui affectèrent son art, ne fut pas un musicien naturellement doué pour cultiver les relations de salon, pourtant si importantes dans la civilisation du xviiie siècle. Sa physionomie même, qui se résumait à une silhouette longiligne, sèche et coupante, animée seulement par des « yeux d’aigle » [v], devait mal s’accorder avec les critères imposés par les usages du monde. Il n’est qu’à la comparer, par exemple, avec celle du compositeur d’origines avignonnaises Jean-Joseph Mouret (1683-1738), telle que l’a décrite Jacques-Bernard Durey de Noinville (1738-1818) :
  
« Sa figure était agréable, son visage toujours gai et riant, et sa conversation spirituelle et plaisante, animée des saillies de son pays, et dont l’accent donnait encore plus d’agrément ; et sa voix assez belle pour un compositeur, contribuait aussi à le rendre aimable et à le faire rechercher dans les meilleures compagnies. » [vi]
 
Pouvait-il se trouver deux artistes plus opposés que Rameau et Mouret, lesquels partageaient seulement une même année de naissance [vii] ? Les débuts de leur carrière respective témoignent encore du contraste de leur tempérament. Tandis que le premier rechercha d’abord à se faire reconnaitre par son art et sa science seules, le second, se satisfaisant du bagage musical hérité de ses aînés, compta sur les « bonnes et aimables connaissances » pour progresser dans le monde.
 
Rameau, dans la lignée de son père, s’était très tôt résolu à devenir musicien. Aussi à l’issue d’études tronquées, il vicaria de ville en ville dès 1702 – Avignon, Clermont, Paris, Dijon, Lyon et de nouveau Clermont – « troquant fréquemment un poste d’organiste pour un autre plus rémunérateur ou plus intéressant, dans des églises paroissiales, des couvents ou une cathédrale plus importante comme celle de Clermont » [viii]. Ses débuts professionnels coïncident avec le retour de son voyage écourté en Italie, entrepris après s’être « arrach[é] des bras paternels » [ix]. S’il se repentit plus tard « de n’avoir pas séjourné plus long-tems en Italie, où, disoit-il, il se fût perfectionné le goût » [x], son retour prématuré, synonyme d’abandon d’un projet supposé de « grand tour », fut peut-être la conséquence d’un manque de subsides et encore plus d’appuis. En dépit de dons précocement reconnus – il « pouvoit à peine remuer les doigts, qu’il les promenoit déjà sur le clavier d’une épinette » [xi] –, Rameau, dans son jeune âge, ne bénéficia pas de l’attention d’un protecteur généreux, capable de soutenir matériellement ses progrès. Il n’eut pas la chance du violoniste Louis-Gabriel Guillemain (1705-1770) par exemple, qui à quelques années de distance, put profiter des largesses du marquis de Chartraire, président à mortier du Parlement de Dijon, pour aller parfaire son art à Turin auprès Giovanni Battista Somis (1686-1763) [xii]. Les premières années d’activité de Rameau nous sont mal connues et l’on peine à distinguer un réseau de relations mondaines susceptible d’avoir encouragé ses débuts et guider ses premiers pas vers la capitale [xiii]. À en croire ses premiers biographes, il rechercha la reconnaissance de « connaisseurs » avant celle des cercles mondains :
 
« [il] avoit seulement ambitionné de paroître avec l’éclat d’un Organiste digne du suffrage des connaisseurs, dont la Capitale abonde. [...] Bientôt il fut regardé comme supérieur à Marchand & capable d’entrer en paralelle avec Clairambault» [xiv]
 
Le Rameau compositeur-interprète se revendiquait par ailleurs théoricien. N’est-ce pas la publication, en 1722, de son Traité de l’harmonie [xv] qui le décida à venir s’installer définitivement à Paris ? Ainsi, Rameau forgea sa notoriété sur sa science, ce qui ne manqua pas de le desservir auprès des amateurs qui jugèrent sa musique trop compliquée :
  
« Un homme livré aux spéculations arides de la science des nombres & des grandeurs ; [...] pourroit-il, disoit l’un, avoir un cœur sensible ? pourroit-il nuancer les différens sentimens que la musique doit peindre ? L’autre assuroit que le seul mérite des morceaux qu’il avoit mis au jour étoit d’être difficiles à exécuter. » [xvi]
  
Mais en même temps, il se défendait d’être seulement ce « mathématicien hérissé de calculs » et rêvait d’opéra – sa lettre fameuse adressée à Houdar de La Motte en 1727 en témoigne. S’il rechercha la collaboration de librettistes susceptibles de lui fournir les poèmes des ouvrages lyriques qu’il portait en lui – La Motte, Piron... –, il dut aussi forcer sa nature afin d’attirer l’attention de personnages influents. Parmi eux, on distingue Louis Sanguin (1679-1741), comte de Livry, que Rameau rencontra sans doute par l’intermédiaire de Piron qui le protégeait. Ce grand serviteur de la couronne – il fut successivement premier maître d’hôtel de la Maison, capitaine des chasses et lieutenant général des armées du roi – passait aussi pour un amateur de théâtre passionné. Alors que Rameau fraîchement débarqué à Paris s’essuyait à composer la musique des divertissements de Piron au Théâtre de la Foire ou à la Comédie-Française, sans doute fut-il remarqué par le comte qui le convia ensuite fréquemment pour des concerts qu’il donnait dans son château du Raincy [xvii].
 
Intervient ensuite la rencontre que Rameau fit avec Victor-Amédée de Savoie (1690-1741), prince de Carignan. C’est à Graham Sadler que l’on doit d’avoir restitué la chronologie des protections dont bénéficia Rameau au cours de la décennie 1730 et d’avoir rendu sa place à ce prince aussi viveur que mélomane [xviii]. C’est en effet à la suite des travaux de Georges Cucuel sur Alexandre Le Riche de La Pouplinière (1693-1762), qu’il fut longtemps admis que le fermier-général avait été l’unique mécène de Rameau et le promoteur de son premier coup de maître sur la scène de l’Académie royale [xix]. Or, le prince de Carignan qui avait obtenu le privilège de l’Opéra « pour cent ans » le 1er juin 1730, c’est-à-dire qu’il en devint directeur, organisait avant cette date des concerts, chez lui, à l’hôtel de Soissons. Ceux-ci donnaient non-seulement l’occasion d’entendre quelques-uns des meilleurs interprètes du moment, tels le flûtiste Michel Blavet (1700-1768) ou le violoniste Jean-Pierre Guignon (1702-1774), mais aussi de servir de banc d’essai à des ouvrages lyriques promis à la scène [xx].
 

[i].        Hugues Maret, Éloge historique de Mr. Rameau, compositeur de la musique du cabinet du roi, lu à la séance de l’Académie..., le 25 août 1765, Dijon, Causse, Paris, Delalain, 1766, p. 35.
 

[ii].      Charles Collé, Journal historique, ou mémoires critiques et littéraires sur les ouvrages dramatiques et sur les événements les plus mémorables, depuis 1748 jusqu’en 1751(-1772) inclusivement, Paris, Impr. Bibliographique, 1805-1807, 3 vol., t. III, p. 130. Voir aussi, Lionel de La Laurencie, Rameau : biographie critique, Paris, Librairie Renouard, Henri Laurens, s.d. [1908], p. 43 (coll. « Les Musiciens célèbres »).
  

[iii].      Jean-Baptiste-André Gautier-Dagoty, Galerie françoise, ou Portraits des hommes et des femmes célèbres qui ont paru en France, Paris, Hérissant fils, 1770, p. 8 du portrait qu’il consacre à Rameau.
 

[iv].      L’expression est de d’Alembert ; voir Jean Le Rond d’Alembert, « Discours préliminaire des éditeurs », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, 1751, vol. I, p. xxxiii.
 

[v].    Jacques-Joseph-Marie Decroix, L’Ami des arts ou Justification de plusieurs grands hommes, A Amsterdam [i.e Lille], 1776, p. 98-99. Pour Piron, lorsque Rameau ne « parl[ait] point de musique, [il n’était qu’] un long tuyau d’orgue séparé du souffleur », voir Mercure de France, juillet 1775, t. I, p. 78 ; alors que Mercier lui voyait « des flûtes au lieu des jambes », voir Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, nouvelle édition corrigée et augmentée, « Rameau », Amsterdam, 1789, vol. XII, p. 110.
 

[vi].      Jean-Bernard Durey de Noinville, Histoire du Théâtre de l’Académie royale de musique en France..., seconde édition, Paris, Duchesne, 1757, vol. II, p. 31.
 

[vii].   Il possible que les deux musiciens, alors âgés de vingt se soient rencontrés pour la première fois en janvier 1702 en Avignon, alors que Rameau s’était vu confier temporairement un poste à Notre-Dame-des-Doms et que Mouret venait tout juste d’y achever ses études ; voir Renée Viollier, Jean-Joseph Mouret, le musicien des grâces, Paris, Librairie Floury, 1950, p. 16.
 

[viii].    Raphaëlle Legrand, « Jean-Philippe Rameau : portrait d’un musicien philosophe », Regards sur la musique au temps de Louis XV, dir. Jean Duron, Wavre, Mardaga, 2007, p. 85.
  

[ix].    Hugues Maret, op. cit., p. 7. On rappellera que Rameau, parti de France en 1701 ne dépassa pas Milan.
 

[x].       Michel-Paul Guy de Chabanon, Éloge de M. Rameau, Paris, Impr. de M. Lambert, 1764, p. 7.
 

[xi].      Hugues Maret, Éloge historique de Mr. Rameau, op. cit., p. 6.
 

[xii].     Jean-François Gabriel Bénigne de Chartraire (1713-1760), marquis de Bourbonne, président à mortier du Parlement de Dijon devait être le premier à reconnaître et à promouvoir les talents de Guillemain ; c’est lui qui vraisemblablement finança son voyage d’étude. Voir Thomas Vernet, « Ayant l’honneur d’estre premier violon du Roy, je me trouve le plus malheureux de sa Musique », La destinée tragique de Louis-Gabriel Guillemain (1705-1770).
 

[xiii].  Pour revenir à l’exemple de Guillemain, celui-ci bénéficia d’une chaine de relais dont les maillons, constitués par des personnalités bourguignonnes facilitèrent ses premiers pas à la cour ; voir notre article cité.
 

[xiv].    Hugues Maret, op. cit., p. 21-22.
 

[xv].     Voir le Traité de l’harmonie.
 

[xvi].    Hugues Maret, op. cit., p. 25.
 

[xvii].  Rameau devait lui rendre hommage dans le « Premier concert » de ses Pièces de clavecin en concert (1741). Précisons que si ce portrait en musique passe généralement pour un éloge funèbre, le comte mourut le 3 juillet 1741, soit quelques mois après la publication du recueil.
 

[xviii].  Voir Graham Sadler, « Patrons and Pasquinades : Rameau in the 1730s », Journal of the Royal Musical Association, vol. 113, n° 2 (1988), p. 314-337. Nous empruntons plusieurs des éléments qui suivent à cet article.
 

[xix].    Georges Cucuel, La Pouplinière et la musique de chambre au xviiie siècle, Paris, Fiscbacher, 1913. L’erreur vient que Cucuel se fonde sur une édition ancienne et erronée des lettres de Voltaire, voir Graham Sadler, op. cit., p. 317 et suiv.
 

[xx].     Voir aussi Lois Rosow, « From Destouches to Berton : Editorial Responsability at the Opéra », Journal of the American Musicological Society, 40 (1987), p. 258-309 ; Maurice Barthélemy, André Campra 1660-1744 : étude biographique et musicologique, Arles, Actes Sud, 1995, p. 248-249 et Lowell Lindgren, « Parisian Patronage of Performes from the Royal Academy of Musik (1719-1728) », Music & Letters, 58 (1977), p. 4-28.