Mémoires secrets (Bachaumont)

Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France, Tome 6, 1771, p. 83

Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France, depuis MDCCLXII jusqu’à nos jours, ou Journal d’un observateur, Tome 6, 1771, p. 83

« 22 Janvier. On a remis hier à l’opéra. Jamais on n’a vu plus brillante assemblée ; elle étoit en outre si nombreuse, que la recette a monté à près de deux mille écus, sans compter les petites loges ; ce qui est sans exemple. La foule étoit telle, que la représentation s’en est ressentie, & que les deux premiers actes n’ont point été absolument entendus. Les princes ont reçu le tribut d’applaudissements qu’on leur prodigue constamment depuis qu’ils paroissent en public, & sur-tout depuis qu’on sait que cela mortifie la cour.
Le poëme en lui-même est si beau, si varié, si bien coupé ; la musique si analogue aux paroles, si expressive, si pittoresque, qu’on ne peut assister à ce spectacle sans être transporté de la plus vive admiration. On ne peut cependant dissimuler que cet opéra ne produit pas encore tout l’effet qu’il pourroit, à beaucoup près, si la pompe du cortège, la richesse des décorations, & l’harmonie des ballets répondoient au reste. Quel spectacle philosophique de voir l’auteur de ce chef-d’œuvre lyrique dans l’état d’imbécillité niaise où il est tombé, faisant toutes ses fonctions animales, étant le même encore à l’extérieur, mais n’ayant plus ni mémoire, ni liaison dans les idées, ni sensibilité, ni ame, ni chaleur. On sait que c’est du gentil Bernard dont il est question. »