Mercure de France

Mercure de France, juin 1739, p. 1388

Mercure de France, juin 1739, p. 1388

« EXTRAIT du nouveau Ballet représenté le 21. May par l’Académie Royale de Musique, qui a pour titre : Les Fêtes d’Hebé, ou Les Talens Lyriques.

L’Auteur du Poëme est anonyme ; & M. Rameau, dont les talens sont assés connus, l’a mis en Musique : le Public a rendu au dernier la justice qu’il mérite ; pour le premier, nous ne serons que ses Echos. Voici ce qu’il dit lui-même de sa Versification, dans une Lettre imprimée à la tête de son Opera, écrite à M. Rameau.

Vous me fâchez beaucoup, Monsieur : quoi ? il faut absolument que le Poëme d’un Ballet soit imprimé avant la représentation ? Je me flatois qu’on pourroit se soustraire à l’usage, & qu’il nous suffiroit d’exposer simplement le sujet de chaque Entrée. Songez donc que je n’ai jamais compté vous envoyer qu’un enchaînement de Scenes, qui prêtassent à la Musique & au Spectacle ; & en vérité des Scenes ainsi sacrifiées, ne prétendent point à la lecture. Au moins, pour ma consolation, quand des Connoisseurs vous reprocheront d’avoir travaillé sur une Versification bien differente de celle qui réussit aujourd’hui, qu’ils sachent, je vous prie, que j’en ai dit avant eux tout ce qu’ils pourront en dire. Eh ! que la Musique de notre Ballet soit goûtée autant que je crois qu’elle mérite de l’être, &, pour cette fois-ci, n’en demandons pas d’avantage.

Que ce soit modestie ou sincerité, qui fasse parler l’Auteur dans cette Lettre, c’est ce que nous n’examinerons pas ; & pour lui faire voir que nous l’en croyons aveuglément sur sa parole, nous nous abstiendrons des citations ordinaires dont nos Extraits sont ornés. Le Sujet du Prologue, est Hebé qui versoit le Nectar à la table des Dieux ; mais leur inconstance ayant obligé cette Déesse à abandonner l’Olympe, elle chercha sur la Terre un azile plus heureux. Natalis Comes. Le Théatre représente une Campagne riante ; on découvre le Mont Olympe dans l’enfoncement.

Momus & Hebé ouvrent la Scene. Momus dit galamment à cette Déesse que son exil va faire le bonheur de la Terre.

Les Graces viennent faire leur Cour à la Déesse de la Jeunesse. L’une porte l’Arc de l’Amour, & l’autre son Carquois, la troisiéme va prendre l’Amour, & l’amene auprès d’Hebé. Hebé, charmée de l’honneur que le Dieu de Cythere lui fait, lui dit qu’elle ne regrette plus le séjour des Cieux.

L’Amour invite les Habitans des prochains Bocages à venir rendre leurs hommages à Hebé. Ces Bergers sont Thessaliens. L’Amour annonce le sujet du Ballet, en ordonant à Polimnie& à Terpsicore de faire triompher les Talens Lyriques sur les bords de la Seine, où il va les suivre avec Hebé. Hebé monte dans un Char. L’Amour & Zephire volent à ses côtés.

LA POESIE. Premiere Entrée, dont le sujet est Sapho, surnommée dans l’Antiquité la dixième Muse, qui fleurissoit à Lesbos en même temps qu’Alcée, un des plus fameux Poëtes de la Grece. Ce n’est point ici Sapho, telle que l’Histoire la dépeint dans les dernieres années de sa vie. C’est Sapho, jeune encore, touchée des talens d’Alcée, goûtant les charmes du mystere, & digne des hommages d’une Cour éclairée. On a suposé l’exil d’Alcée, pour jetter de l’interêt, s’il est possible, dans une Entrée de Ballet. L’Action se passe dans la journée même, où l’Arrêt d’Alcée est prononcé.  On tâche enfin de conserver à ce Poëte le caractere emporté que lui donne Horace : Alcæi minaces camœnæ.

Le Théatre représente un Bosquet, dans le fond duquel on distingue deux Portiques de verdure. Saphos e plaint de l’exil prononcé contre Alcée par Hymas, Roy de Lesbos, à la sollicitation de Theleme, Favori de ce Prince, & Rival d’Alcée.

Sapho, ne doutant point de la perfidie de Theleme, prend le parti de la feinte, & le prie de faire ensorte que le Roy, au retour de la chasse, puisse venir dans sa solitude, où elle a préparé des Jeux. Theleme donne dans le piége, & lui promet d’amener le Roy.

Alcée, avant que d’executer l’ordre qui l’exile, vient prendre congé deSapho. Elle lui aprend que Theleme est son Rival, & que c’est lui qui le fait exiler. Alcée éclate en imprécations contre son Ennemi. Le Roy vient, Alcée se retire. Sapho donne une Fête au Roy. Ces Jeux consistent dans une Allégorie, convenable à l’exil d’Alcée. Une Nayade se plaint de l’inconstance d’un Ruisseau, qui, loin de suivre sa premiere pente, a détourné son cours ; le Fleuve qui a fait le mal de cette Nayade plaintive, ramene le Ruisseau fugitif vers sa chere Nayade. Le Roy, touché de cette ingénieuse allégorie, & de la générosité du Fleuve, qui rejoint deux Amans, fait connoître à Sapho combien il est pénétré de cet exemple, Sapho l’invite à le suivre, & lui expose la perfidie de Theleme, qui la sépare de son cher Alcée. Le Roy lui promet de révoquer l’exil de son Amant ; Theleme se retire ; Alcée paroît, & se jette aux pieds du Roy. Cette Allégorie est suivie d’une Fête Marine.

LA MUSIQUE. Seconde Entrée. En voici le sujet. Tirtée fut envoyé à Athenes aux Lacédémoniens pour commander dans la Guerre qu’ils avoient contre les Habitans de Messene. L’Assassinat de Théléclès, prédécesseur de Licurgue, étoit le principal sujet de cette Gueere : le courage se rallentissoit de part & d’autre ; mais Tirtée, instruit dès son enfance dans l’Art séduisant de la Musique, rassembla un jour tout le Peuple de Lacédémone, en chantant  sur le ton Lydien, &, passant tout à coup au mode Phrygien, sa voix inspira tant d’ardeur aux Soldats, qu’ils volerent au Champ de Bataille, & les Lacédémoniens remporterent une Victoire, qui sembloit pancher du côté de l’Armée de Méssene. Platon, Plutarque.

Le Théatre représente le Peristille d’un Temple. Iphise, Princesse du Sang de Licurgue, ouvre la Scene. Elle se rapelle tendrement le jour où Tirtée, à la faveur de ses chants, trouva le chemin de son cœur. Licurgue, sortant du Temple, vient aprendre à Iphise l’Oracle qui vient d’y être prononcé, en ces termes :

Peuples, de la main d’Iphise
A Tirtée est promise.
Sans l’aveu de la gloire on forme ces liens ;
Le Ciel qui pour vous s’interesse,
Destine à la Princesse
Le Vainqueur des Messeniens.

Licurgue ajoûte que Tirtée est prêt à braver le hazard d’une Bataille, & qu’il a attesté Mars & tous les Dieux, qu’il triomphera des Ennemis de Lacédémone.

Licurgue, par le feu qui regne dans ses chants, remplit ses Soldats d’une nouvelle ardeur ; ils ne demandent que le combat & se flatent de la Victoire : Tirtée profite du transport guerrier qu’il vient de leur inspirer ; il se met à leur tête, & les mene aux Ennemis.

Pendant que les Lacédémoniens sont aux mains avec les Messeniens, un nouvel Oracle annonce la Victoire à Iphise. Tirtée revient triomphant. Une Fête guerriere célebre le bonheur des Lacédémoniens, de Tirtée & d’Iphise.

LA DANSE. Troisiéme Entrée. SUJET. Mercure, selon plusieurs Mytologistes, étoit le Dieu de tous les Arts. Paroîtra-t-il hors de vraisemblance qu’on l’ait représenté amoureux d’une Bergere, qui mérite, par ses talens, d’être admise à la Cour de Terpsicore ? Le Théatre représente un Bocage. On découvre un Hameau dans l’éloignement.
Mercure fait entendre dans un court Monologue, que l’Amour lui promet la conquête du plus aimable objet. Voyant aprocher le Berger Eurilas,il sort pour quitter son Caducée, & pour reparoître en Berger, une Houlette à la main.

Eurilas se flate d’être aimé d’Eglé, quoi qu’il n’ait jamais découvert son amour à cette aimable Bergere ; il croit que le grand art pour triompher d’une Belle, est de lui cacher les tendres sentimens qu’on a pour elle.

Mercure revient en Berger ; comme il se dit Etranger, il prie Eurilas de l’instruire de ce qui se passe dans ce Hameau. Eurilas lui aprend que la Bergere Eglé doit venir au Temple de l’Hymen, faire choix d’un heureux Epoux : il ajoûte qu’elle est la Nymphe la plus chere de Terpsicore, & que cette Muse, pour prix de sa Danse, lui promet la chaîne la plus belle. Mercure raille finement Eurilas, & le flate qu’il va l’emporter sur tous ses Rivaux. Eurilas, au bruit d’un Hautbois qui lui annonce Eglé, se retire, de peur que ses yeux ne trahissent le secret de son cœur.

Eglé paroît, dansant au son du Hautbois qui vient de l’annoncer ; elle se partage quelque temps entre Palemon, qui la fait danser, & Mercure, qui par ses chants imite le Hautbois. Elle se détermine en faveur de Mercure ; Palemon se retire, & par dépit il brise son Hautbois. La déclaration d’amour entre Mercure & Eglé, a fait beaucoup de plaisir. La Dlle Mariette & le Sr Jeliote, qui ont rempli ces deux Rolles, les ont parfaitement bien rendus, & au gré des Connoisseurs les plus délicats. Mercure ne peut lui cacher plus long-temps qu’un Dieu est sa conquête, & la prie de le préferer à tous ses Rivaux dans le choix qu’elle va faire.

Les Bergers du Hameau s’assemblent, & se disputent la gloire d’être choisis par Eglé ; elle danse devant eux ; ils aspirent tous à la guirlande dont elle doit couronner son vainqueur ; mais Mercure l’emporte. Eurilas se console de cette préference, par une espece de mépris marqué dans ces Vers :

Pour un autre Eglé se déclare !
Espoir flateur, qu’êtes-vous devenu ?
Mais que je suis vengé par un choix si bizare ?
Il falloit à son cœur un Berger inconnu.

Mercure venge Eglé de ce prétendu mépris, en se faisant connoître. Ce dernier Acte a obtenu la préference sur les deux précédens, ayant été  généralement goûté, & les plus difficiles ne se lassant pas de le voir.

La seconde Entrée de ce Ballet n’ayant pas été généralement goûtée, comme on vient de le voir, on en a réformé quelques Endroits, & par-là on l’a mise en état d’être aplaudie. Voici l’arrangement des Scenes.

Dans la premiere, Iphise se plaint aux Dieux, dont l’Oracle veut que sa main soit le prix du Vainqueur des Messeniens. Dans la seconde, Tirtée, Amant d’Iphise, vient rassûrer sa Princesse par ces Vers.

Princesse, du Destin craignez moins le courroux.
Je vais, en ma faveur, faire expliquer l’Oracle.
De nos Guerriers je conduirai les coups :
Quand les Dieux ont paru déclarés contre nous.
Leur voix à votre Amant oposoit cet obstacle,
Pour le rendre digne de vous.

Pour préparer les Spectateurs au prodige que la Musique va produire, il rapelle àIphisele souvenir de la Victoire qu’elle a déjà remportée sur les Atheniens rebelles, dont elle desarma la fureur ; il finit par ce trait :

Le succès de mes chants est plus sûr en ce jour.
Apollon seul alors avoit monté ma Lyre.
Si leur charme est si fort lors qu’Apollon m’inspire,
Que ne feront-ils pas, inspirés par l’Amour ?

Tirtée, après avoir rassûré Iphise, apelle les Guerriers qui doivent le suive. Il leur parle des Heros qui ont fondé leur Empire ; Il les invite à marcher sur leurs traces ; & voyant qu’ils brûlent de la même ardeur, dont il est animé, il les mene au combat, ou plûtôt à la Victoire. Iphise, pendant que Tirtée va combattre, implore le secours des Dieux par ces Vers :

Veillez sur ces Guerriers, justes Dieux que j’implore ;
Protegez, Dieux puissans, un Heros que j’adore :
Vous causez tous les maux que j’éprouve en ce jour ;
Vous voulez que l’Hymen ait l’aveu de la gloire ;
Commandez donc à la Victoire
De prendre l’aveu de l’Amour.

Ces six Vers ont remplacé avantageusement le Pas de Cinq, qui disoit à peu près la même chose, mais d’une manirre moins claire.

Après un Hymne adressé à Apollon par les Dames de Sparte, le son de la Trompette annonce la Victoire de Tirtée ; il vient en confirmer le bruit, & la célebrer par des Chants & par des Danses. Cette Entrée finit par ce Duo, chanté par Tirtée & par Iphise.

Nos craintes
Nos plaintes
Ont désarmé les Dieux :
Nos chaînes,
Nos peines,
Tout nous est précieux.
Hymen, Amour,
Voici votre grand jour ;
Regnez, triomphez tour à tour ;
Formez les nœuds,
Qui vont nous rendre heureux.
Regnez, servez de si beaux feux. » (Mercure de France, juin 1739, p. 1388).