PIÈCES DE CLAVECIN EN CONCERTS
Description générale
Compositeur : RAMEAU, Jean-Philippe (1683-1764)
1ère édition : 1741
Genre : Suites en trio
Catalogue : RCT 8-12
Dans son volume de mars 1741, le Mercure de France annonça la parution d’un nouvel ouvrage de Rameau intitulé Pièces de clavecin en concerts avec un violon ou une flûte, et une viole ou un deuxième violon. L’incursion de Rameau dans ce répertoire instrumental pour lui inédit se situe entre deux périodes d’intense activité créatrice. Ses opéras Dardanus et Les Fêtes d’Hébé viennent d’être créés à l’Académie royale de musique (1739) et, une fois ce recueil publié, Rameau se remet à l’ouvrage pour effectuer des modifications lors des reprises d’Hippolyte et Aricie (1742) et des Indes galantes (1743), puis pour réécrire presque totalement Dardanus redonné dans une nouvelle version (1744). Séduit par les Pièces de clavecin en sonates avec accompagnement de violon de Mondonville parues vers 1738, Rameau voulut enrichir à sa manière, avec la publication de ce recueil, le répertoire du clavecin concertant en y ajoutant d’autres instruments. De plus, l’utilisation d’un titre pour chaque pièce – à la différence de Mondonville – permit à Rameau de donner un éclairage biographique sur ses vingt premières années passées à Paris. Le compositeur, définitivement installé dans la capitale, voulut ainsi rendre un hommage appuyé à ses protecteurs, à ses élèves et aux artistes qu’il avait pu côtoyer et apprécier au Théâtre de la Foire et à l’Opéra. Le succès de ces pièces fut tel qu’un retirage fut entrepris dès 1752 et qu’une édition anglaise vit le jour chez Walsh en 1750.
PREMIER CONCERT (RCT 8)
La Coulicam. Rondement
D’allure martiale, La Coulicam fait référence à l’ouvrage écrit par Du Cerceau intitulé : Histoire de la dernière Révolution de Perse (1728) réédité avec la contribution de De Claustre sous le nouveau titre : Histoire de Thamas Kouli-Kam, roi de Perse (1740). Ce personnage, qui a réellement existé, renversa son roi pour placer sur le trône le petit-fils de ce dernier, Abbas III, tout en s’octroyant le titre de Régent, avant de détrôner celui-ci et devenir lui-même roi de Perse en 1736. Lors de la réédition des Pièces de clavecin en concerts (1752), un exemplaire comportait la correction manuscrite La Koulicam, ce qui fait taire la rumeur selon laquelle le titre de la pièce serait l’anagramme de « l’ami cocu ».
La Livry. Rondeau gracieux
Louis Sanguin (1679-1741), comte de Livry, fut un personnage proche du pouvoir : 1er Maître d’hôtel de la Maison du roi Louis XIV, Capitaine des Chasses de la forêt de Livry et de Bondy (1724) puis Lieutenant général des armées (1731). Grand amateur d’art et de théâtre, il était le protecteur de l’auteur dramatique Alexis Piron que Rameau rencontra à son arrivée à Paris en 1722. Piron permit à Rameau de se faire connaître en écrivant la musique de ses divertissements joués au Théâtre de la Foire ou à la Comédie Française, et en fréquentant les salons du comte de Livry dans son château du Raincy. Ce portrait, qui en rappelle le souvenir, n’est pas un hommage funèbre, comme on peut le lire parfois, puisque le comte ne s’éteindra que le 3 juillet 1741, après la publication du recueil. Il faut ajouter que Rameau reprit cette pièce dans son opéra Zoroastre (1749), devenue Gavotte en rondeau gracieux sans lenteur. Par ailleurs, comme L’Indiscrète, Rameau adaptera cette pièce pour clavecin seul.
Le Vézinet. Gaiement, sans vitesse
Cette pièce fait référence, comme les précédentes, à un homme d’armes illustre. Adrien-Maurice duc de Noailles (1678-1766), Gouverneur et Capitaine des Chasses de Saint-Germain, Maréchal de France (1734) fut également le premier protecteur du compositeur Jean-Joseph Mouret. La forêt du Vésinet lui fut donnée en 1721 ; il la fit défricher pour y établir des jardiniers, des laboureurs et des vignerons regroupés autour de la « Ferme du Vésinet » sur les bords de Seine en contrebas de la terrasse de Saint-Germain. À l’instar de Couperin évoquant les villages de Bagnolet, Taverny ou encore Choisy, Rameau semble se remémorer cet endroit campagnard proche de Paris dans lequel il a peut-être pu goûter des moments musicaux agréables.
DEUXIÈME CONCERT (RCT 9)
La Laborde. Rondement
Lors de la publication de ce recueil, Jean-Benjamin de Laborde (1734-1794) avait alors sept ans. Fils d’un banquier et fermier-général, passionné dès son plus jeune âge par la musique, il était l’élève en composition de Rameau. Auteur précoce, il aurait donné à entendre sa première œuvre lyrique La Chercheuse d’oiseaux à quatorze ans (1748). Toutefois, d’après Charles Collé, Rameau aurait dit à propos de Laborde qu’« il est très savant en musique, mais il n’a ni génie ni talent ». Il est évident que ce jugement sévère a été prononcé par le compositeur après la dédicace de cette pièce à son élève. Grimm, peu enclin à donner raison à Rameau, partage pourtant le même point de vue lorsqu’il écrit : « Après Rameau, vous paraissez Laborde ; quel successeur, miséricorde ! Laissez mes oreilles en repos. ». À noter tout de même qu’Antoine Forqueray lui dédiera une Allemande dans ses Pièces de viole.
La Boucon. Air, gracieux
Anne-Jeanne Boucon (1708-1780), fille d’Étienne Boucon, agent de change parisien et mélomane, passait pour une admirable claveciniste. Elle se produisait notamment dans les salons de Pierre Crozat, autre grand mécène. Il est possible que Rameau, une fois installé à Paris, l’ait eue comme élève et qu’il ait apprécié de l’entendre jouer du clavecin. Également dédicataire d’œuvres de Barrière et de Duphly, Mademoiselle Boucon épousa Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville en 1747 et fut immortalisée près de son clavecin par Maurice Quentin de La Tour dans un célèbre pastel.
L’Agaçante. Rondement
D’après le Dictionnaire de Trévoux, agacer signifier « exciter par des regards, par des manières attrayantes... pour s’attirer l’attention de quelqu’un qui ne déplaît pas ». Le terme actuel équivalent serait « l’aguicheuse ». Rameau se souviendra à deux reprises de cette pièce réorchestrée sous la forme d’une Musette dans La Princesse de Navarre (1745) puis dans Zoroastre sous le titre d’Entrée d’Indiens et d’Indiennes (1749). Comme L’Indiscrète, Rameau adaptera cette pièce pour clavecin seul.
1er et 2e Menuet
Les Menuets se présentent sous une forme classique mais avec une grâce totalement déliée. Dans l’œuvre lyrique de Rameau, on peut dénombrer pas moins de 76 menuets. Le 2e Menuet sera réutilisé dans Les Fêtes de Polymnie (1745).
TROISIÈME CONCERT (RCT 10)
La Lapoplinière. Rondement
Par cette pièce mêlant allure compassée et ton volage, Rameau semble saluer le fermier général Alexandre Le Riche de La Pouplinière (1693-1762), son protecteur, qui lui permit de déployer son génie, en l’accueillant chez lui avec sa famille et mettant à sa disposition un orchestre de haut niveau. Piron avait d’ailleurs comparé l’hôtel parisien du fermier général au Parnasse français en ces termes : « Monsieur de La Popelinière s’en était formé un de chair et d’os composé du grand Marmontel, du grand Rameau et de sa femme... Ce n’était qu’apothéose, musique et festins ». À noter que Thérèse Boutinon des Hayes, femme du protecteur de Rameau, était une élève de ce dernier pour le clavecin et l’harmonie.
La Timide. 1er et 2e Rondeau gracieux
Pour mieux créer un contraste dans les traits de caractère de cette figure, deux menuets composent La Timide : le premier paraît secret et comme replié sur soi ; le second est plus enlevé, comme si le personnage dépeint sortait momentanément de sa réserve. D’après le Dictionnaire de Trévoux, était qualifié de timide, celui qui « est embarrassé de sa personne, et n’ose presque parler ». Rameau reprit le premier menuet dans la seconde version de son opéra Dardanus (1744), sous le titre Air gracieux et un peu vif pour les Plaisirs. Comme L’Indiscrète, Rameau adaptera cette pièce pour clavecin seul.
1er et 2e Tambourin
Cette danse vive, d’origine provençale, exécutée au moyen d’un galoubet tenu d’une main et d’un tambourin frappé de l’autre, fut abondamment utilisée par Rameau dans ses opéras, puisque pas moins de 45 tambourins parsèment son œuvre lyrique. Parmi ceux-ci, le 1er Tambourin provient du prologue de Castor et Pollux (1737), pour ensuite rejoindre le second Tambourin dans la version renouvelée de Dardanus (1744). Brillant exemple de l’art orchestral de Rameau qui n’hésite pas à transformer dans son opéra ces deux pièces pour l’orchestre et le chœur, en l’occurrence dans l’air : « Chantons tous ! Un sort plus doux tarit nos larmes... ».
QUATRIÈME CONCERT (RCT 11)
La Pantomime. Loure vive
Cette pièce étonnante évoque immanquablement le monde de la danse à l’Académie royale de musique. Le Mercure de France relate à propos des Fêtes d’Hébé (1739) que la « demoiselle Barberina, jeune danseuse de Parme, qui n’a pas seize ans accomplis, attira un très grand concours par une entrée qu’elle dansa avec beaucoup de grâces, et encore plus de justesse et de légèreté ». En effet, Rameau écrivit pour ce jeune prodige de nouveaux airs de danses, intégrés dans son opéra-ballet, sous le titre d’Airs italiens de la Pantomime. Un beau portrait de Barbara Campanini, dite la Barbarina (1721-1799) par Antoine Pesne perpétue son gracieux souvenir, la montrant en train d’esquisser un mouvement de danse, un tambourin à la main. Ayant en tête les prouesses de la Barbarine, Rameau reprit plus tard cette Pantomime en la plaçant dans le dernier mouvement de l’ouverture de son opéra Les Surprises de l’Amour (1748).
L’Indiscrète. Vivement
Ce titre fait référence à une personne « qui ne sait pas garder le secret, qui manque par imprudence, et par étourderie » selon le Dictionnaire de Trévoux. La particularité de cette pièce vient de ce qu’elle requiert un mouvement rapide, alors qu’habituellement le mouvement central de chaque Concertadopte un rythme plus lent que les deux autres qui l’encadrent. De plus, sa place prête à sourire puisqu’elle précède La Rameau. Faut-il y voir un trait d’humour du compositeur ou bien l’évocation d’une personne volubile de son entourage qu’il a voulu immortaliser comme telle ? Comme La Livry, Rameau adaptera cette pièce pour clavecin seul.
La Rameau. Rondement
Par son style, ce portrait se rapproche du concerto. Rameau veut-il y parodier l’écriture italienne avec ses gammes et ses arpèges ascendants, lui qui fut taxé à ses débuts d’italianisme ? Faut-il plutôt y voir une évocation de son épouse Marie-Louise Mangot (1707-1785) ? Selon Hugues Maret, Madame Rameau était pourvue d’« une bonne éducation, un talent pour la musique, une fort jolie voix et un bon goût pour le chant », si bien qu’elle fut l’interprète des opéras de son mari devant la Cour, dont notamment Les Fêtes d’Hébé en 1740. Antoine Forqueray plaça, pour débuter sa 5e Suite des pièces de viole, un portrait de Rameau sous-titré « majestueusement ».
CINQUIÈME CONCERT (RCT 12)
La Forqueray. Fugue
Ce portrait évoque de façon certaine le souvenir d’une brillante famille de musiciens proches de Rameau. En effet, le claveciniste et violiste Jean-Baptiste Forqueray (1699-1782), fils d’Antoine Forqueray (1672-1745), se produisit devant la Cour ainsi qu’au Concert Spirituel, avant de lui succéder comme musicien ordinaire de la Chambre du roi (1742). Veuf de Jeanne Nolson, il épousa en secondes noces au mois de mars 1741 la claveciniste Marie-Rose Dubois, remarquable musicienne qui peut pareillement être la dédicataire de cette pièce fuguée en guise de cadeau nuptial. Mais Rameau peut songer également à Nicolas Gilles Forqueray (1703-1761), cousin de Jean-Baptiste, excellent organiste qui occupa la tribune des orgues de Saint-Eustache à Paris, et qui lui laissa la place sur l’instrument à l’occasion du mariage du marquis de Mirepoix dans cette église (1733). Le sous-titre de « Fugue », qui assez rare dans la production musicale de Rameau, rappelle en priorité l’activité des organistes qu’il a connue durant la première moitié de sa vie. Par ailleurs, la famille Forqueray a inspiré deux autres pièces pour le clavecin : La Forqueray de Duphly et, plus inattendue, La Forcroy de Claude-François Rameau, fils aîné du compositeur.
La Cupis. Rondement
Avec cette pièce, Rameau honore la mémoire d’artistes bruxellois récemment établis à Paris. En premier lieu, la célèbre Marie-Anne Cupis de Camargo (1710-1770), qui dansa lors de la création de son opéra Hippolyte et Aricie (1733), puis fut contrainte de se retirer de la scène sous la pression du comte de Clermont, son protecteur jaloux, pour n’y reparaître qu’en 1741. En second lieu, elle pourrait être un hommage au violoniste et compositeur Jean-Baptiste Cupis (1711-1788), le frère de la Camargo, alors récemment nommé premier violon à l’Académie royale de musique et que François Fétis confond avec un autre Cupis. Le thème gracieux semble d’ailleurs évoquer les pas cadencés de la danseuse au son d’un violon. Rameau réutilisera cette pièce en l’orchestrant délicatement pour son opéra Le Temple de la Gloire (1745) rebaptisé Air tendre pour les Muses.
La Marais. Rondement
Autre hommage à une famille de musiciens qu’a côtoyés Rameau, à commencer par Marin Marais (1656-1728), le plus grand violiste de son temps, qui jouait avec ses fils devant le roi Louis XIV. L’un d’entre eux, contemporain de Rameau, Roland Marais (1680-ca 1750), fut l’auteur d’une Nouvelle méthode de musique pour servir d’introduction aux auteurs modernes (1711) et de Pièces de viole publiées entre 1735 et 1738. Ce 5e Concert, à travers ces familles de musiciens, fait ainsi l’éloge, de façon plus marquée que les autres Concerts, aux trois instruments auxquels ce recueil instrumental est consacré : le clavecin (La Forqueray), le violon (La Cupis) et la viole (La Marais).
[Patrick Florentin]