Correspondence

LETTRE DE RAMEAU À BEGUILLET - 6 octobre 1762

LETTRE DE RAMEAU À BEGUILLET

6 octobre 1762

Monsieur,

Les anciens et leurs sectateurs nous ont repus de chimères dont on a peine à revenir, quand on s’en rapporte à ce qui est écrit sans rien approfondir. L’oreille et le sentiment ont pu fournir à ces anciens des chants heureux et expressifs : mais le tout n’a pas été loin ; on ne s’était encore fondé que sur les effets, sans en connaître la cause, que j’ai enfin développée. On a trouvé les rapports qu’ont entre eux les sons dans l’ordre inspiré : on a beaucoup raisonné là-dessus, et toutes les raisons qu’on en a pu tirer, se sont évaporées comme une fumée ; les Géomètres et Philosophes s’y sont enfin rebutés. Croirait-on que cette seule inspiration a tellement captivé l’homme jusqu’à présent, qu’aucun ne s’est encore avisé de chercher la raison pourquoi nous sommes forcés, malgré nous, de préférer certains intervalles à d’autres, après certains sons, surtout après le premier ? Éprouvez si, lorsque vous laisserez agir en vous le sens naturel, sans aucune préoccupation de réminiscence, vous pourrez jamais monter d’un demi-ton après un demi son donné, et si vous pourrez faire autrement après deux tons successifs. Pourquoi cela m’est-il suggéré de la sorte ? D’où cette sensation peut-elle naître en moi, si ce n’est du son même ? Il fallait donc éprouver l’effet du son, et l’on y en aurait distingué trois, formant cette harmonie enchanteresse ; et de là on aurait marché à coup sûr comme je crois l’avoir fait. Ce principe est inépuisable, et tient à la théologie comme à la géométrie et à la physique ; un homme plus éclairé que moi doit en tirer les conséquences qui peuvent mener fort loin : j’y vois déjà l’origine de ces dernières sciences qu’on ne peut nier sans nier le phénomène dont nous la tenons.

À Paris,  ce 6 octobre 1762.