Correspondence
LETTRE DE RAMEAU À LA ROYAL SOCIETY DE LONDRES - 26 février 1750
LETTRE DE RAMEAU À LA ROYAL SOCIETY DE LONDRES
26 février 1750
Messieurs,
C’est sur votre suffrage que les Arts doivent fonder leur gloire, c’est à vous à prononcer sur le mérite des recherches et des découvertes qui contribuent à leur progrès. Vous avez appris à l’Europe à suivre la vérité sur les traces de l’expérience, et l’attention rigoureuse avec laquelle vous épiez la nature dans ses opérations vous rend les premiers juges de tout ce qui appartient à la Physique. Tel est, Messieurs, l’ouvrage que j’ai l’honneur de vous présenter sur le principe de l’harmonie ; si, pour démontrer ce principe j’avais eu besoin de la plus sublime géométrie, ce serait un nouveau titre pour le soumettre à votre tribunal ; la nature donne peu de Newton au monde, mais elle a permis que la plus belle partie de ce grand homme soit restée parmi vous, et avec son génie il vous a laissé le moyen d’étendre ses lumières. Ces lumières, Messieurs, pourront vous faire découvrir dans mon principe des rapports que je ne puis qu’y soupçonner ; mais elles vous sont inutiles pour le saisir comme je l’ai saisi moi-même, et telle en est la clarté que l’instinct suffit pour l’apercevoir. Dès le premier instant que résonne un Corps sonore, il engendre toutes les proportions continues, dont les bornes sont indiquées par un quatrième terme dissonant, et d’où découle toute la Musique théorique et pratique sans aucune réserve, de sorte que la Musique présente une sorte de géométrie naturelle à presque tous nos Sens, à l’Ouïe, à la Vue, et au Tact ; il est vrai que l’Ouïe seule ressent l’effet qui en résulte ; mais la nature ne se serait-elle déclarée qu’en faveur de ce seul organe ? Ceci vous regarde, Messieurs ; ces premières notions mathématiques, je veux dire, les proportions sur lesquelles sont fondées presque toutes les Sciences, prouvent assez qu’il doit se trouver une grande analogie entre ces Sciences ; je ne connais que la Musique, et ne puis, par conséquent, rien hasarder de plus ; j’ose bien la regarder comme le miroir de la nature dans la partie scientifique des Arts, parce que je doute s’il y en a d’autres où la nature nous permette de développer ses secrets avec la même certitude : ici la raison et l’oreille s’accordent en tout point. J’en demeure là, content si je puis avoir assez excité votre curiosité pour vous engager à un examen plus étendu ; non seulement vous découvrirez dans cet ouvrage les erreurs qui ont empêché les philosophes de tous les temps de pouvoir tirer de la Musique les lumières qu’ils semblaient s’en promettre, mais vous jugerez encore par ces erreurs des obstacles que j’ai dû trouver en chemin pour arriver au but, supposé que je l’aie atteint, car j’en douterai toujours jusqu’à ce que vous ayez prononcé ; ne me condamnez cependant pas, Messieurs, à la rigueur ; faites-moi la grâce de me demander l’explication des faits que je pourrais n’avoir pas assez bien éclaircis, faute d’avoir rappelé à propos ceux qui les autorisent ; mais cela n’échappe guère à des personnes éclairées : il est vrai que les idées reçues jusqu’à présent en Musique semblent contredire souvent celles que la nature nous force d’adopter aujourd’hui ; mais pour secouer le préjugé il suffit d’un peu de réflexion, et d’un oubli total de ce qui n’était encore établi que sur des hypothèses, et sur une expérience aveugle, qui nous avait fait prendre le change entre les produits et les causes. Je suis avec un profond respect, Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur,
Rameau
À Paris ce 26 février 1750.