Correspondance
LETTRE DE RAMEAU À CHRISTIN - 3 novembre 1741
LETTRE DE RAMEAU À CHRISTIN
3 novembre 1741
C’est sans réflexion, Monsieur, qu’on a publié que je n’ai rien déterminé dans mon Tempérament de Musique, puisque je donne, moi-même, p. 96 de ma Génération harmonique, Exemple IX, les puissances d’une formule, par laquelle on prétend prouver ce qu’on avance, et puisqu’on n’a fait, en cela, que d’exécuter à la lettre ce que j’ai prescrit : ainsi je n’en laisse pas simplement le soin aux curieux, comme on l’insère dans l’extrait. Si je donne ensuite un moyen auriculaire, ce n’est que pour me prêter aux facultés des gens de l’art. Marius n’avait-il pas fabriqué un monocorde pour le Tempérament en usage, et s’en est-on servi ? Il y aurait de la surprise à vouloir fonder sa critique sur ce qui n’est que de surabondance ; et s’il y a de petits inconvénients, peu importants d’ailleurs dans la pratique, n’y en a-t-il pas aussi dans les nombres de la formule en question ? On ne peut, à la vérité, avoir ces moyennes proportionnelles, dit l’extrait, que par approximation : j’ai donc fait plus, puisqu’en exprimant mes puissances avec des lignes, on aura les justes divisions en vigueur.
D’un autre côté, on me confond avec tous ceux qui n’ont, en effet, que proposé des Tempéraments au hasard, en disant simplement que je propose une méthode, etc. Le mémoire dit plus positivement, le Tempérament que M. R. propose, etc. Prenez garde, s’il vous plaît ; et si vous craignez d’insulter à la mémoire des grands Géomètres qui ont traité cette matière, vous ne pouvez, aussi, vous dispenser de rendre justice à la vérité : ne faîtes point de comparaisons, à la bonne heure, mais reconnaissez du moins qu’ils n’ont fondé leurs conséquences que sur des suppositions, sur des hypothèses ; au lieu que je les fonde sur un principe, dont le fait d’expérience a été reçu et adhéré, même avant que je l’eusse établi pour tel : je fais plus qu’aucun, je démontre d’abord la nécessité de ce Tempérament par une infinité d’expériences incontestables, je le fonde ensuite sur une des progressions que ce principe m’a données je prouve que ne pouvant être en proportion harmonique, il doit suivre, du moins, la Géométrie renfermée dans cette progression, et je pousse enfin la chose jusqu’à donner la méthode en puissances : c’est là plus que proposer, ce me semble, et si cela ne s’appelle pas découvrir et démontrer, je ne connais donc pas la force de ces termes.
Relisez le Mémoire de Monsieur votre Académicien, et quelques chapitres de ma Génération harmonique, surtout le VIIe, vous verrez qu’il a puisé dans mes faibles idées tout ce dont il autorise ce qu’il m’oppose : je ne crois pas qu’on l’applaudisse beaucoup de s’être attaché à critiquer, dans mon Nouveau Système, ce que j’en ai réfuté, moi-même, dans ma Gén. Harm. : et s’il eut voulu du moins honorer par quelques endroits flatteurs celui qu’il ne ménage pas assez ailleurs, il aurait pu nommer l’Auteur qui l’a enhardi à dire que, les Anciens ont trop négligé la science de la musique etc. , mais à présent que nous sommes dans un siècle où la lumière a enfin dissipé les ténèbres etc., je cite partout le fond des choses, sans me souvenir précisément de l’ordre parce que je suis à la campagne, où je n’ai pas le Mémoire sous les yeux.
Je crois, Monsieur, qu’il est de l’honneur de l’Académie, comme du mien, de désabuser le Public sur les fausses idées dans lesquelles on le laisse depuis près de 2 ans ; ne doutez pas que je n’y sois extrêmement sensible : comme la matière est peu connue, on croit l’Auteur et l’ouvrage décriés, quoique sans preuve, parce que tout ce qui part de vos mains passe pour des arrêts ; de quelle conséquence cela n’est-il donc pas pour les personnes intéressées ? Je me garderai bien de m’inscrire en faux contre le premier venu, sauf à ne le jamais prouver. Je ne sais comment la chose s’est passée, mais il paraît qu’on y a eu un peu trop de condescendance au sentiment d’un seul ; et il vaut bien mieux que l’Académie s’en justifie en me justifiant, que de m’obliger à répondre : on n’a jamais tort quand on l’avoue, excepté que, comme quelques-uns, on ne se fonde sur l’ignorance du Lecteur.
Jamais je n’ai tant présumé de mes faibles découvertes que depuis qu’on les attaque, je n’y pensais plus, je les avais tout à fait oubliées, il faut donc que je me les rappelle encore. Quel honneur pour moi qu’une aussi célèbre Académie que la vôtre voulut bien descendre jusqu’à en dire son sentiment ! Elle y est presque forcée pour son propre intérêt, et si je me suis trompé, j’en tirerai du moins le fruit d’un éclaircissement, dont je tâcherai de profiter.
J’ai été charmé de trouver votre nom au bas de la lettre adressée à M. de La Roque, cela m’a fait naître le dessein de vous adresser celle-ci, pour vous assurer en partie de ma reconnaissance sur le passé ; et pour vous assurer de l’estime et de la considération avec laquelle je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur Rameau.
À Paris ce 3 novembre 1741.